Pierrounet le tueur de cochons d'Auvergne.


Pierrounet
   Nanetoune, je m’en vais saigner le porc de Grabier !
Et sur cette laconique déclaration, Pierrounet le tueur de porcs, laissant sa femme au coin du feu, quitta la ferme des Prats-Riches.
    Le jour commençait à poindre derrière les sapins givrés d’Algères et dans la « Charreire » grise, les plaques de glace luisaient.
Tout en s’aidant de sa canne ferrée, Pierrounet arquant les jambes, se mit à descendre dans la vallée.
De temps en temps, il interrompait sa marche prudente, sortait de
dessous sa blouse une tabatière poisseuse et, avec ses doigts gourds, fourrait dans son nez tout couturé et bourgeonnant, une de ces bonnes prises picotantes à souhait qui le faisait éternuer bruyamment et lui redonnaient du souffle.
Les grains de tabac noircissaient drôlement ses lèvres rases et la bise d’hiver qui se perdait dans ses favoris broussailleux n’arrivait pas à mordre sa peau dure de montagnard.
Sous l’ombre du large feutre, les yeux de Pierrounet, petits et ronds, sans cils, perçés en vrille comme ceux des gorets, pétillaient de malice et de gaîté.
Pierrounet était heureux !
Pierrounet était heureux, car saigner un porc était pour lui une vraie fête.
Sans contredit, il préférait tuer une maîtresse-truie de trois cents livres ou un de ces gros verrats limousins, replets à point, dont la peau rose, tachée de noir, pète sous la graisse, que de manier la faux, tenir l’araire ou nettoyer l’étable…
    Pierrounet exerçait son art, car ne vous en déplaise, égorger proprement un porc est tout un art, avec une gravité quasi sacerdotale. En un tournemain, il vous saignait aussi facilement que la Manetoune le faisait d’un poulet, les porcs les plus récalcitrants et les plus criards. Il tirait de cette maîtrise incontestée, une légitime fierté… ! Eh ! Eh ! Au pays d’Auvergne, titre de tueur de porcs vaut presque brevet de noblesse ! Aussi ces dilettantes de la charcuterie, en grands seigneurs qu’ils sont, ne monnayent pas leurs services, mais les obligés reconnaissants tiennent en leur honneur table ouverte.
Pierrounet, mieux que quiconque, savait apprécier les bénéfices de la charge : la considération et surtout les Pantagruéliques ripailles et beuveries.
Sa trogne vineuse trahissait assez sa prédilection pour la chopine. Et la seule certitude de satisfaire bientôt son goût bachique suffisait à rendre, ce matin-là, Pierrounet guilleret, car à la vérité, si ce truculent tueur de porcs possédait un joli coup de couteau, il était, à jeun, le plus doux des hommes.
Pierrounet atteignit le torrent qu’il traversa sur la passerelle vertigineuse faite de deux troncs de sapin accolés et foula gaillardement la route du village.
    Dans la transparence de l’air, le soleil levant brillait rond comme une lune énorme. A plein gosier, les coqs des fermes lançaient le triomphal cocorico. Sur le pas des portes, les paysans bâillaient, détendaient leurs bras, s’ébrouaient, le visage plongé dans l’eau glacée des cuvettes de fer.
Et chacun, à la vue de Pierrounet, le hélait :

-Hé ! hé ! Pierrounet, où allez-vous de si bon matin

Mais tous sachant bien, que Pierrounet s’en aller saigner le porc de Grabier, poursuivaient, sans attendre la réponse :

-Entrez ! entrez donc ! Vous boirez bien un coup !

Pierrounet n’avait garde de refuser les invitations à boire ; il s’installait avec un visible plaisir à la longue table, ouvrait son couteau, taillait largement dans la tourte, la fourme, le saucisson, vidait quelques gros verres de vin en compagnie des hommes, pendant que les femmes activaient le feu et débarbouillaient les marmots. Par souci professionnel, il jetait un coup d’œil à la loge aux cochons, tâtait la couenne de l’animal, prenait une prise et partait en déclarant en guise d’au revoir :

- Dans une semaine il sera mûr : je reviendrai !

Et ainsi, trinquant de maison en maison, Pierrounet s’enluminait, ses petits yeux papillotaient et sa voix grasseyait terriblement.
    L’houstal de Grabier était le dernier du village, et lorsqu’il y arriva, il était légèrement gris. Tout en sacrant, prisant, hoquetant, exhalant une haleine avinée, parfumée d’ail, il serra la main de Grabier, vaguement inquiet, et demanda :

-" Oû est la bête ?

Il se fit un grand remue-ménage dans la maison et Grabier, suivi de deux voisins bénévoles et de Pierrounet, tira le verrou d’une porte basse, vermoulue, pourrie par le purin et pénétra dans la loge obscure.
Vautré dans son fumier, près de l’auge "breneuse" (souillée d'excréments), le porc grogna à l’approche des hommes ; pour l’amadouer, Pierrounet lui gratta l’échine et Grabier, lui ouvrant le groin, lui serra prestement la mâchoire supérieure dans un nœud coulant, et, tirant de toutes ses forces tandis que les aides poussaient l’animal au derrière, il hala cette masse de chair qui devait peser au moins quatre cents livres.

pierrounet
    Les femmes avaient accouplé deux bancs devant la porte, et la Gabrielle, les manches du corsage retroussées jusqu’aux coudes, attendait, une bassine de cuivre à la main.
   Le porc poussait des cris suraigus qui déchiraient l’air jusqu’au fond du village et faisaient aboyer tous les chiens ; il fut traîné ainsi jusqu’au lieu du supplice. Hop ! Cria Pierrounet, et les quatre hommes, rassemblant leurs forces, basculèrent le verrat sur la planche, le maintinrent couché sur le flanc, pattes liées, tandis que Pierrounet, d’un tour de corde, fixait le groin au banc.
   Pierrounet, sorti de la gaine de cuir, le couteau, passa la lame sur sa paume pour en éprouver le fil, puis avec des gestes de praticien, tâta le cou du porc, malgré l’épaisseur des graisses, il sentit battre la carotide sous ses doigts exercés ; à cette place il rasa soigneusement les soies rudes et, quand ce fut fait, il averti :

- Attention !

La Gabrielle présenta la bassine de cuivre et les trois hommes serrèrent d’avantage.
   Alors, d’un coup de pointe magistral, Pierrounet enfonça le couteau jusqu’au manche dans le cou du porc qui se mit à crier d’une façon atroce, un jet de sang gicla du trou et ruissela en chantant dans le récipient ; la fermière tournait lentement avec sa main cette fumante liqueur, emprisonnant entre ses doigts la fibrine gluante.
Le porc geignait, râlait, s’apaisait soudain, puis raidissant ses muscles, secouant la grappe d’hommes acharnés sur son pauvre corps pantelant et un gargouillement de source s’échappait de sa gorge trouée.
   Le poing sanglant de Pierrounet tournait froidement le coutelas dans la plaie sous l’œil curieux et craintif, d’un cercle d’enfants, et les chiens, alléchés par l’odeur du sang, coulaient des regards de fauves vers la bassine en se pourléchant les babines.
Le porc cessa de gémir, de gigoter et le sang de jaillir.
Pierrounet prit entre ses doigts visqueux une large prise et commanda :

- Lâchez-le, il a son compte !

Pierrounet
Le cochon fut jeté sur les dalles, puis recouvert d’une couche de paille à laquelle les aides, brandissant des brandons, mirent le feu.
Alors un fait inouï, qui de mémoire de tueur de porcs ne s’était jamais vu, se produisit. A peine les flammes roussissaient-elles les soies du porc que celui-ci, se redressant sur les jambes, fonça, en vacillant, droit devant lui. Une fois le premier moment de stupeur passé, les témoins vociférants se lancèrent aux trousses du fuyard. Il n’alla pas loin, et au bout de quelques mètres, s’affaissa lourdement dans la poussière du chemin.
Pierrounet, rouge de honte et de colère, se coucha sur la bête parcourue encore par de grands frissons, et fouilla rageusement la plaie saignante avec son coutelas.
Le porc fut raclé, lavé à l’eau chaude et transporté dans la grande pièce de la maison, à même le plancher, sur un lit de paille fraîche et de linges blancs.
   Pierrounet, dégrisé par ce coup maladroit, capable de lui faire perdre sa réputation de maître tueur, pour la première fois de sa vie, maudit le vin. Il se surpassa dans le dépeçage de cette chair entrelardée, rouge et blanche, dont l’odeur parfumait la demeure. Et pour flatter Grabier et lui faire oublier cette malheureuse saignée, il s’exclamait à tout bout de champ :

- Cré nom de nom, Grabier, la belle bête !

Lorsqu’il eut achevé son travail, le fumet de la « grillade », morceaux de porc frais rôtis aux marrons, morceaux de porc frais mijotés en ragoût, triomphe des journées de tuerie, lui avait ouvert l’appétit et rendu sa gaieté.
Le repas dura jusqu’au soir et Pierrounet, malgré de trop copieuses libations, parti seul dans la nuit.
   Le chemin était trop étroit pour servir de champ à sa marche en zigzags et les deux murs de pierres sèches semblaient prendre un malin plaisir à se renvoyer cette outre pleine de vin.
Pierrounet, tout en titubant, arriva au torrent. Fort à propos, la lune se leva pour éclairer la passerelle, étroite jetée dans les ténèbres au-dessus du bouillonnement de rocs et d’eau pour quelque danseur de corde sans doute !
  Malgré son ivresse, Pierrounet recula devant l’abîme ; puis, frappé d’une inspiration subite, il s’élança sur les troncs d’arbres en s’écriant :

- Bonne Vierge, je ne boirai plus ! Bonne vierge, je ne boirai plus !

Et l’ivrogne, en défiant toutes les lois de l’équilibre, par un miracle, atteignit l’autre rive sans piquer une tête dans le gouffre.
Mais dès qu’il sentit sous ses sabots le solide granite du sentier, Pierrounet, se retournant vers quelque invisible suivante, partit d’un grand éclat de rire et clama à tue-tête :
 
- Je boirai encore ! Je boirai encore ! ...


Sources : Auvergne Littéraire, Au Pays d’Artense,Léon Gerbe 1932, Gallica
                  illustrations: Emile Rollier
                 © Alain-Michel, Regards et Vie d'Auvergne.
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