« Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux »
Alfred de Vigny.
La mort des chiens.
Sur la montagne Arverne, un soir blême d’automne.
Depuis l’aurore, il neige à flocons lents et drus.
Enfermé dans un parc, le bétail roux s’étonne
De l’immensité blanche où l’herbe a disparu.
L’obscur ressouvenir de l’hivernale étable
Tire des flancs profonds où s’éveille la faim
Des meuglements entrecoupés et lamentables,
Sourds, puissants, révoltés, nostalgiques, sans fin …
L’air glacé semble hostile aux clochettes qui tintent,
La neige atténuant toute sonorité.
Oh ! Que depuis longtemps la splendeur s’est éteinte
Du grand ciel d’or ardent où s’éployait l’été !
L’été… fut-il jamais ? L’été… peut-être un rêve,
Au loin, sur les vallons béants, traîne un brouillard,
Mer grise dont les monts désolés sont la grève…
Et voici justement qu’atterrissent, criards,
Tout près du parc, parmi des roches éboulées,
Des corbeaux…
Le bétail regarde stupéfait,
Puis les cous allongés brament vers la vallée.
Les hommes sont partis en emportant le lait.
Le vacher est allé là-bas quérir des ordres :
Sans doute, on descendra, s’il neige encore demain.
Le pâtre et le valet, sentant le froid les mordre,
Ont gagné le buron, à moitié souterrain,
Et dévoré leur soupe épaisse au pain de seigle.
Ils dorment dans leur trou.
Dormez, dormez en paix !
Sous l’écrasante nuit qui s’abat, comme un aigle
Immense, sur les monts neigeux et les forêts,
Près du parc inquiet où s’agitent les vaches,
Deux chiens veillent, deux maigres chiens, aux yeux perçants.
Ils ne ressemblent pas aux aboyeurs bravaches
Qu’engraisse à ne rien faire un maître complaisant ;
Ils n’ont jamais été gâtés par des caresses.
Leur poil gris, rêche et dur, écarte les flatteurs.
Ils sont accoutumés à toutes les rudesses,
Aux soleils crus, aux froids nocturnes des hauteurs,
Aux rafales de mars, aux ouragans d’octobre.
Ils n’ont pour reposer, ni gîte, ni grabats.
Souffrent-ils de la faim ? On ne sait. Ils sont sobres ;
Ce sont des serviteurs que l’on ne paye pas.
Quand ils ont, tout un jour, avec sollicitude.
Gardés vaches et veaux du gouffre et des torrents,
Cherché les égarés, mordu d’une dent rude
Les mâles acharnés aux jeux exubérants,
Chassé loin du troupeau les bêtes étrangères.
Guidé l’entrée du parc, la marche à l’abreuvoir.
Alors, ceux dont ils font la tâche si légère
Leur jettent, dans du petit lait, quelque pain noir.
Et c’est pourquoi les chiens au troupeau sont fidèles
Et dévoués jusqu’à la mort.
Dormez, troupeau.
Pâtre et valet ! Malgré le froid qui les harcèle.
Vos chiens veillent, ayant le devoir dans la peau.
Leurs yeux phosphorescents que les poils embroussaillent,
Ont des regards plus vifs que les regards humains,
Et leur âme, subtile et farouche, y tressaille.
On dirait qu’une angoisse obscure les étreint,
Devant l’inquiétude incessante des bêtes.
Elles sont là, debout et le dos frissonnant !
Eux, font le tour du parc à pas lents, puis s’arrêtent
Pour se coucher, puis se redressent brusquement,
Quand un heurt fait craquer les lattes d’une claie,
Quand gronde un meuglement plus trouble ou plus profond.
Lorsqu’un souffle plus fort s’exhale des futaies,
Dentelle noire au bord du livide horizon…
Tout à coup, dans un coin, le troupeau s’agglomère,
Effaré. Les deux chiens se dressent menaçants,
Côte à côte, et leurs pieds nerveux grattent la terre,
Puis un grand cri sauvage, un brusque et double élan,
Trouant la nuit sinistre, ainsi que deux épées…
Hurlements furieux de rage et de douleur,
Craquements convulsifs de mâchoires crispées…
Près du bétail tremblant, aveuglé de stupeur,
Une hydre a triple corps, roule par les bruyères.
Silence…hurlements encor. Puis un aboi
Plaintif, désespéré, suraigu, solitaire,
Qui veut être un appel, qui veut être une voix.
Puis un râle, un soupire, une ombre qui se traîne,
Puis rien… le vent glacé qui traverse la nuit
Tourmente des chardons flétris et les égrène.
Le lendemain, dès que le petit jour luit,
Les hommes qui sortaient de leur sourde masure
Ayant d’abord glissé sur de sanglants cailloux,
Découvrirent, parmi le flux noir des blessures,
Deux chiens morts, crocs plantés au cadavre d’un loup.
Pourquoi n’a-t-on pas mis dalle, palme, couronne,
Sur le maigre gazon qui recouvrent les os…
De ces deux chiens ?
Seul les pleura le vent d’automne,
Que leur manquait-il donc pour être des Héros ?
(A Henri Pourrat)
C.Gandilhon Gens-d-Armes.
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