Troisième lettres de Jean Cagousse.

CPA les rives de la rivière l'Alagnon.
CPA les rives de la rivière l'Alagnon.


" Monsieur le Directeur,

   Je suis paysan. J'habite "Fagin", en Auvergne, sur la rive droite de l'Alagnon. Hier, qui était dimanche, je suis entré au café Bonnafoux. Il pouvait être quatre heures au soleil. Il y avait là quelques jeunes comme moi, Pierre Fraisse, Louis Pagès, Auguste André, Marcel Bienvenu, tous entre vingt-deux et trente ans. Il y avait aussi l'instituteur, qui est encore garçon, un type qui en sait long, mais pas fier du tout, et qui n'a pas honte de trinquer avec nous. 
   Auguste André, si tranquille d'habitude, était cette fois rouge comme la crête d'un coq, et tapait si fort sur la table que toute en tremblait. Les camarades m'expliquent que ce matin, alors qu'il allait faire boire ses vaches à la rivière, une automobiliste lui avait écrasé sa chienne, la "Charmante." 
   Alors je compris la colère de ce garçon, je connaissais cette bête, de la race des chiens de berger, pelage gris fer, yeux laiteux, intelligente et affectueuse comme pas une. Et toujours à faire son devoir de gardien, sans qu'on ait besoin de la commander. Ah oui ! Une jolie perte qu'à fait là Auguste André.
   Moi, pour dire quelque chose de consolant :
   -" Mon pauvre Auguste, tu comprends bien que, dans le grand monde, personne ne connait la valeur d'un chien de berger."
Alors, monsieur Besson, l'instituteur, avec un sourire amer :
   -"Hé, aussi, que faisait-il, ce chien, dans la folie de la vie moderne ? C'était un obstacle à la vitesse que veulent les gens d'aujourd'hui, c'est pour cela qu'il s'est fait broyer les os."
Dans son coin, Pierre Fraisse répétait :
   -"Voir des choses comme çà ! Si c'est pas malheureux !"
   Nous sommes ainsi demeurés trois grandes heures, à parler des touristes trop pressés, des messieurs et dames du monde, de la vie d'aujourd'hui, et d'un tas d'autres choses semblables. Souvent, nous parlions tous à la fois. Parce que nous en avons gros sur le cœur, vous savez !
   A nuit tombante, nous sommes partis. Moi, il fallait que j'aille traire mes vaches. Ma mère est maintenant trop vieille pour ce travail. Et tandis que le lait tombait par saccades régulières dans la seille de fer blanc, je me parlais à moi-même, et je me disais qu'il serait bon que tout le monde connut ce que pensent les paysans. Ce matin, tout en charruant, j'ai ruminé sans cesse cette idée. Et c'est pourquoi je vous écris, en commençant aujourd'hui par les femmes du "grand monde".
   L'instituteur disait qu'à Vichy, où il y a tant de gens riches à se soigner, quelqu'un est entrain de faire une enquête sur la femme moderne. Je ne suis qu'un pauvre Jean Cagousse, mais je ne suis ni sourd ni aveugle, ce que j'ai vu ou entendu reste gravé dans ma cervelle. Peut-être que mes observations seront agréables au Monsieur de Vichy?
Et je vous dis :
   Les femmes modernes, ce sont celles qui traversent en trombe nos villages, tant pis pour les chiens, avec de longs voiles flottants de gaze bleue ou mauve sur les cheveux.
   Pour la foire de la Saint-Julien, je suis allé vendre un veau à Brioude. Au retour, j'ai pris le train. Entre paysans, nous devisions en patois. Il y avait deux dames au fond du compartiment. Elles fumaient la cigarette, misère ! Après avoir fait quelques grimaces en nous regardant, l'une des deux c'est mise à dire assez haut pour être entendue par tous :
   -" Quel charabia ! et elles ont ri très fort. Ce devait être deux femmes modernes ?
   On rencontre des dames qui ne sont pas contentes de la couleur de leur chair qui leur vient de nature. Elles se font une figure comme celle de "Gugusse" (celui du cirque). A la promenade, à l'hôtel, partout, elles sont constamment à prendre une glace et à se reblanchir à coup de houppette.
   il y en a aussi des vieilles qui n'ont pas de manches au corsage, et les robes leur arrivent au genou. Avec leur cheveux courts, on croirait voir de grandes fillettes. Ce sont des femmes modernes.
   Chaque été, il vient à Fagin deux douzaines de touristes. Ils ont pension à l'Hôtel du Commerce. Les dames sont tous les jours habillées des dimanches, et elles portent canne. Elles ont peur de se salir en passant trop près de nous, mais elles prennent des souliers blancs pour écraser les bouses.
   Le jour de la fête, elles nous regardaient danser sur la place, et se moquaient un peu de tout. Jules Merle a cru que, si elles restaient là plantées, c'était par timidité. Il en a eu pitié, il a voulu leur faire tourner une danse. Mais elles ont toutes refusé. Peut-être qu'elles auraient voulu le parquet ciré d'un dancing, avec un orchestre nègre ? Et puis, pauvre Jules Merle, tu ne savait pas assez les belles manières, et tu n'avais pas l'habit noir.
   A Fagin, quand les femme se marient, elles ont des enfants. C'est qu'elles ne sont pas modernes. La femme moderne déteste la marmaille. Elle possède un joli petit chien, et elle lui taille de mignons paletots, par crainte des rhumes. Le petit chien fait pipi partout, mais la femme moderne lui pardonne et l'embrasse, elle sait qu'il faut être bon pour les animaux.
   Une jeune fille moderne ne voudrait probablement pas de moi, quoique je puisse aligner autant d'écus que celui qu'elle épousera. Mais moi, je n'en voudrais jamais pour femme. Il me faut une femme qui ne fasse pas de manières, et qui surtout soit travailleuse.

Jean Cagousse. 1925

Sources :Texte de : Auvergne Littéraire, 15 janvier 1925  © Regards et Vie d'Auvergne. N'hésitez pas à laisser un commentaire ou à vous abonner au bas des articles.  merci de votre visite et à bientôt. 

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