Es-tu là ?
Deux frères étaient restés orphelins d’assez bonne heure, mais ils avaient en outre une terrible maladie : c’est la pauvreté. Je n’en connais point d’aussi difficile à guérir et qui tienne aussi longtemps. Pendant plusieurs années, les deux frères eurent à souffrir ce qui l’accompagne ordinairement, le froid, la soif et la faim. Leur misère enfin devint si pressante qu’il leur fallut songer aux expédients.
Près d’eux, habitait un homme riche, qui avait des choux dans son "courtil" (1) et des moutons dans son étable. Nécessité leur inspira le mauvais dessein de le voler. Ils partirent donc à l’entrée de la nuit, chacun muni d’un sac, et allèrent, l’un forcer la serrure de l’étable pour enlever un mouton, l’autre dans le jardin pour couper des choux. On n’était pas encore couché chez le bourgeois. Il entendit du bruit.
-« Il y a là quelque chose, dit-il à son fils ; va voir ce que c’est, et appelle le chien. Est-ce qu’il ne serait pas dans la cour ? »
L’enfant sorti et se mit à crier :
-« es-tu là ! »
C’était le nom du chien. Le voleur qui crochetait la porte crut que son frère lui demandait s’il était là, et il répondit :
-« Oui, me voici ! »
Mais, de l’autre côté l’enfant s’imaginant avoir entendu le chien parler, rentra dans la maison tout effrayé…
-« Sire ! sire ! »
-« Eh bien ! Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
-« Ah ! Sire, le chien qui parle ! »
-« Le chien qui parle ? »
-«Oui vraiment, c’est bien sûr, je l’ai entendu : et si vous ne me croyez pas, venez-y vous même ».
Le père alla voir, il appela de même le chien par son nom ; et le voleur toujours persuadé que s’était son frère qui avait besoin de lui, apparemment pour l’aider à charger, répondit :
-« Un moment, j’ai bientôt fait, j’y vais ».
Si le prud’homme fut effrayé à son tour, je vous le laisse à penser. Il soupçonna dans tout ceci de la sorcellerie, et envoya aussitôt son fils chez le curé, le prier de venir avec son étole et de l’eau bénite. Le prêtre vêtit à la hâte son surplis et suivit l’enfant. Pour arriver plus vite, ils prirent par le courtil où était le coupeur de choux. Celui-ci entendant marcher, et croyant que son frère revenait le prendre, lui cria :
-« As-tu trouvé ? »
-« Oui ! Répondit l’enfant, qui s’imaginait parler à son père »
-« Eh bien ! Amène, reprit l’autre, j’ai un bon couteau, nous le tuerons tout de suite, de peur qu’il ne crie ».
A ces paroles, jugez de l’effroi du bon curé. Il se crut trahi, se sauva. L’homme aux choux cependant avait rempli son sac, son frère vint le rejoindre avec un mouton, et ils rentrèrent chez eux sans "méchef" (2).
1) Courtil: petit jardin attenant à une maison de paysan.
2) Méchef: sans mésaventure, problème.
Sources : Les Fabliaux du moyen-Age, Jacques Loyseau.
© Alain Michel Regards et Vie d'Auvergne.
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