Le simple d'Algères


 
  "Au cours de la nuit,
 les sangliers grognèrent autour de la cabane.
L’huis était ouvert,
 ils envahirent le logis misérable."





le simple d'algères
   Un bruit de mâchoires emplit un instant la pièce, puis les bêtes s’enfuirent et, derrière elles, de fauves haleines flottèrent.
 Le Simple, couché sur son lit de feuilles à quelques pieds au-dessus du sol, n’avait pas bougé.
  Il rêvait, les yeux grands ouverts, et monologuait à mi-voix. Tantôt, il parlait à l’étoile qui le guignait par un trou de la toiture de feuillage et tantôt, il
répondait à la chouette qui hululait dans le grand fayard.
  A l’aube, le toc-toc du pivert résonna dans la clairière. Le Simple surgit tout vêtu de dessous un amas de peaux de bique et sauta à terre.
   Une blouse, qui avait dû être bleue, couvrait son torse long et sec et ses jambes  maigres flottaient dans de larges pantalons de bure brune.
Sa tête était osseuse, jaune comme un vieil ivoire depuis le crâne chauve jusqu’aux pommettes saillantes et au nez tourmenté. Les joues et le menton disparaissaient sous une barbe drue et grise qui se perdait en pointe sur la poitrine. Le visage du Simple ressemblait ainsi aux images du Christ des Chaumières.
 Mais sous les sourcils broussailleux, dans l’enfoncement des orbites, deux yeux noirs de jais luisaient de fièvre et de folie.
Le simple sortit de la cabane en marmottant des mots inintelligibles.
La neige blanchissait la forêt d’Algères. Les sapins noirs dévalaient, sous l’azur brutal, parmi des rocs pelés jusqu’à la Rhue. La rivière grondante écumait dans son lit de pierre et sa clameur, plus impérieuse que celle de la mer, berçait depuis trente ans le délire du Simple.
   Il fit quelques pas, prit dans ses mains l’eau de la source, se rafraîchit le front et but.
Mais lorsqu’il voulut apaiser sa faim, il ne trouva plus dans la cabane les pommes de terre qu’il faisait cuire chaque matin dans la braise, ni le chanteau de pain : les sangliers avaient tout dévoré.
Alors, il jeta sur ses épaules sa traînante limousine rousse qui s’était élimée à tous les vents des routes Cantaliennes et il partit.
  Par des sentiers rocailleux, ruisselants d’eaux vives, il descendait vers la vallée. Et sa besace brimbalait sur son dos ; elle était déjà lourde du poids du « Petit Albert » vieux traité de sorcellerie, et d’une Bible noiraude qui ne le quittaient jamais.
Le Simple connaissait le mystérieux langage des Génies de l’air, des eaux et du feu et savait parler aux Dracs, Lutins et Fées qui errent dans les bois, les landes et les prairies.
Aussi, le pauvre homme s’arrêtait parfois devant quelque vieux chêne gibbeux, creux comme un tambour, faisait sonner le tronc du bout de son sabot, collait son oreille contre l’écorce ridée, remuait les lèvres et reprenait sa marche avec de grands éclats de rire.
Sur le coup de midi, il pénétra dans le premier hameau.
Tous les paysans et bûcherons de Saint-Amandin à Champs, de Lanobre à Trémouille connaissaient le Simple d’Algères. Et dans le pays d’Artense, il passait pour jeteur de sorts, sorcier et guérisseur, mais il n’avait pas le « mauvais œil » et personne ne le fuyait.
Par bandes, les enfants le suivaient et l’accablaient de questions :

-« Marignan ? » 

-« 1515 ! »

-« Poitiers ? »

-« 1356 ! »

   Et le Simple, qui possédait la mémoire prodigieuse des faits historiques, lançait automatiquement les dates sans s’arrêter ni se tromper jamais.
Il allait de porte en porte et ne demandait rien. Les ménagères taillaient à même la tourte de larges morceaux de pain bis ou bien découpaient une tranche de lard pendue à la « travade » et lui donnaient. Il ne remerciait pas, mais, distribuait en échange amulettes et scapulaires.
   La nuit était avancée lorsqu’il arriva à Vousseyre ; le pauvre a toujours sa place marquée au "cantou" Auvergnat ; il entra dans la première maison venue et vint s'asseoir devant le feu.
Il sentait la feuille des bois, le foin et la misère, cette fade odeur de besace, de sueurs, de poussières et de pluies, intimement mêlée aux haillons des pauvres hères…

-« Tenez, brave homme, vous mangerez bien « aco » ! Dit la fermière en lui tendant une écuellée de soupe. »

Il mangea lentement, le regard perdu au cœur des flammes, chauffa ses mains, paumes ouvertes et s’assoupit.
Le maître l’interpella :

-« Vous êtes fatigué, venez dormir ! »

   Le Simple se leva et suivit l’homme dans un réduit blanchi à la chaux qui communiquait avec l’étable ; une alcôve occupait un des coins.
Il se coucha. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais couché dans un lit ; un vrai ; avec un oreiller, une couette de plumes, des draps, une couverture de laine.
Pourtant, il se sentait prisonnier de forces mauvaises, de la nuit inconnue, du silence hostile, de l’air confiné, des « pilles » humides et glacées qui lui collaient à la peau ; du fond de son inconscient, montaient des impressions confuses et douloureuses : trouble survivance de ses supplices d’enfant ligoté au berceau…
   Brusquement, il jaillit du lit, se vêtit de ses hardes, pris sa besace et son manteau, ouvrit la porte, traversa l’étable chaude où dans un cliquetis de chaîne, sommeillaient les vaches, gravit l’escalier bouseux et se trouva dans la grange.
Il se jeta sur le foin ; ce lit du pauvre ; et la couche végétale, vivante et tiède, se creusa pour recevoir son corps brisé ; elle lui parlait une langue intime et chuchotante… presque maternelle…
Des senteurs de prairies, de bois, de fleurs séchées, de soleil et d’été l’enveloppèrent. Et ce sauvage parfum de liberté qui rôde dans les granges et que ne connaissent pas les lits serviles et douillets des hommes, regaillardit son cœur.
L’étoile de ses nuits d’Algéres le regardait par un trou du chaume.
 Des chauves-souris voletaient parmi les toiles d’araignées et le clair de lune.

  Et soudain, le rire joyeux et fou du Simple résonna dans le fenil et secoua la nuit.






Sources: Auvergne Littéraire, Au Pays d'Artense, Léon Gerbe.
                  © Alain-Michel, Regards et Vie d'Auvergne. 
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