L'escapade.
La Braillaude. |
Au demeurant, c’était une pauvresse, bonne femme, dont le mari, un sabotier, s’était tué en forêt d’« Algères » en abattant un fayard.
Vraie mère poule, elle traînait toujours accrochée à ses cottes une marmaille dépenaillée.
Tant bien que mal, elle vivotait d’aumônes, du fruit de gros travaux, d’un bout de jardin rogné au communal et du lait de
quatre chèvres qui tondaient tout l’année l’herbe du « Coudert »
quatre chèvres qui tondaient tout l’année l’herbe du « Coudert »
Ce printemps-là, vers la Saint-Jean, à l’époque où les bourgeons éclatent, elle fit le tour du village en braillant :
-" Brave monde ! Vous ne savez pas ? J’ai loué mon Jeantou… Huit cents francs jusqu’à la Saint-Martin ! Par là-haut en Artense, au Jurqui, chez la « Catoune ». Ah ! Le pauvre ! "
-" Vous avez bien fait, Marie ! Vous avez bien fait ! Hé ! Pourquoi ne vous aiderait-il pas à présent ? Il ne sera pas malheureux le petit…C’est une bonne maison, bougre ! "
Répétaient les voisins pour la consoler.
Jeantou, à l’âge de neuf ans à peine, était de ces enfants qui restent petits, chétifs, le ventre ballonné, pour avoir été nourris uniquement de pain bis, de pommes de terre cuites à l’eau et de lourdes « papes » de sarrasin.
Ses joues rondes, trop rouges, luisaient comme ces pommes d’apis qui pendent au bout des branches, en automne, dans les vergers. Avec cela, il possédait deux yeux, noir raisin, bordés de longs cils recourbés et qui brillaient craintifs et tendres.
Sa pauvre mère l’habillait de bric et de broc, au hasard des dons. Un feutre tout verdi et cabossé, porté jadis par son père, le coiffait jusqu’aux oreilles. Son torse maigrelet sautait dans une méchante veste de cadis démesurément ample, dont les pans lui battaient les genoux.
Un pantalon de bure rouge, rapiécé comme un vieux chemin, achevait de lui donner un air petit bonhomme à la fois comique et attendrissant.
Tous les matins, quelque temps qu’il fit, Jeantou partait pour les pacages.
On le voyait passer, pieds nus lorsque la poussière flambait dans les « charreires », en sabots lorsqu’il pleuvait, toujours poussant, à coups de gaules, six vaches rouges, un ânon velu et triste et trois chèvres folles.
Durant la traversée du village, il faisait le vaillant, excitant la chienne du geste et de la voix, la lançant aux jarrets des bêtes en criant :
-« Tas ! Tas ! Atti Bergère ! Pique-les ! Pique-les ! »
Mais une fois, la dernière chaumière oubliée derrière les murettes, il devenait silencieux ; il sortait de la musette qui battait sur ses fesses un quignon de pain bis et le grignotait sans joie tout en grimpant de vieux chemins largement étoilés de bouses de vaches fraîches.
L’enfant ne pouvait se guérir de son village et il se croyait au bout du monde dans cette proche Artense.
Ce plateau étrange, vieillot, où des rocs, des bois, des landes, des prairies se bousculent pour se recroqueviller sous un grand ciel triste, lui faisait peur.
Il est vrai que nul ne peut se vanter d’avoir pu vaincre le ténébreux envoûtement de l’Artense.
Étreinte par un silence quasi absolu, que déchire parfois le croassement lamentable d’un busard, ces mornes solitudes ne sont hantées que par des calvaires de granit, des croix de bois portant des niches où sont logées des Saintes-Vierges blanches.
Des pacages spongieux, rudes comme des brosses, marqués profondément par les sabots des vaches, se tapissent avec de faux airs derrière les genêts cauteleux.
Jeantou. |
Ici, tout le jour, il restait seul, en butte aux énigmes de ce plateau hostile. Le petit, défiant, se tenait toujours sur quelque tas de pierres, au beau milieu des pacages, le plus loin possible des lisières de bois ourlées de fougères géantes.
A force de se sentir ainsi fixé par ces inquiétantes masses de fayards et de chênes, des peurs se levaient en lui ; il se remémorait les contes des veillées, les histoires de bonnes femmes où l’on parle d’hommes aux yeux luisants sous de larges feutres, aux barbes couleur de suie, aux longues dents blanches et qui suivent les petits bergers dans les prés les pacages, près des bois noirs…
Les vaches paissaient ; les sonnailles tintinnabulaient mélancoliquement dans le silence et, minuscule sur le plateau désert, Jeantou pleurait.
De temps à autre, il jouait avec la « Bergère » ; la chienne, assise sur le derrière, la tête inclinée, surveillant l’enfant de ses bons yeux, happait au vol, d’un preste coup de gueule, quelque croûton.
Vers midi, Jeantou mordait dans le chanteau de pain, suçait un bout de lard, mangeait à même le petit seau de fer une salade confite de haricots verts et d’oignons, croquait un morceau de dur fromage et, après avoir bu quelques gorgées d’eau fraîche à la source, attendait le soir.
Lorsqu’il pleuvait, les journées se traînaient sempiternelles.
Accroupi, sous un grand parapluie bleu, au pied d’un arbre, Jeantou résigné écoutait crépiter la pluie sur les feuillages.
Une buée montait des près ; des langues de brume pendaient du ciel bas, léchaient les herbes, cerclaient les « suqs » qui semblaient bouger.
Des salamandres vertes, tachetées de noir, zigzaguaient dans les sentiers coupés de flaques ; Jeantou éprouvait une répulsion insurmontable pour ces bêtes fabuleuses qui traversent le feu sans se brûler et dont le seul contact, au dire du « Petassaïre d’Embort », suffirait à faire tomber un cavalier et son cheval…
Pour s’égayer, Jeantou allumait un feu de genêts dans le creux d’un rocher ; ses vêtements humides fumaient en dégageant une odeur fade, les flammes gesticulaient : Jeantou se sentait moins seul.
Parfois, il avait la bonne fortune de garder, de conserve, avec les petits bergers du voisinage. Les belles journées alors ! Du coup, le plateau perdait sa redoutable mine, il se déridait comme un visage de grand-père
Les galopades, les batailles, les cris, les chants, les abois rageurs des chiens secouaient pour un temps le silence ; les bois fouillés en bande, n’offraient plus de mystères ; à dénicher les oiseaux, à tailler des sifflets dans les pousses du frêne, à rouler des trompes aux saveurs sucrées de jeunes sèves avec l’écorce tendre du coudrier, les journées de printemps passaient vite.
Et lorsque se dressaient dans les parages une de ces granges abandonnées, aux murs terreux, au chaume moussu, visitées des hiboux, la belle aubaine !
La troupe sans crainte, se précipitait dans ces antres d’aragnes, s’emparait de la longue échelle accotée à la meule de foin et sur cette luge improvisée les glissades se succédaient aux glissades aux flancs lisses des prés.
L’automne était venu, un automne aigre, pluvieux avec de longs pleurs de vent dans les bois roux et sur les landes crêpées de bruyères violettes.
Et Jeantou, perpétuellement pelotonné sous un grand parapluie bleu, se demandait si Saint-Martin, libérateur des petits bergers n’arriverait jamais !
Sa tristesse augmentait à mesure qu’octobre approchait, car ce mois était pour lui le plus beau de l’année : celui de la fête du village…
La "Catoune". |
La veille du jour béni, il ne put cacher sa peine et pleura sans honte au cantou.
-« Eh ! Qu’as-tu, Jeantou ? Tu t’ennuies… ? » Lui demanda doucement la « Catoune », une vieille femme grise, sale, édentée, avaricieuse comme une sorcière mais pas mauvaise de fond.
-"Ah ! Maîtresse ! Demain c’est la Saint-Rémi à Embort…."
Soupira le petit, puis, lui, si timide, s’enhardissant, il ajouta très vite :
Soupira le petit, puis, lui, si timide, s’enhardissant, il ajouta très vite :
-« Je voudrais bien y aller, revoir ma mère, mes frères, mes sœurs, manger des gâteaux… »
-« Mah ! Bonne-Vierge du ciel ! Tu n’y penses pas drôletou ! Qu’est ce qui garderait les vaches ? Je suis trop vieille à présent, mais si tu veux, tu pourras demain conduire le troupeau aux «Trois Pierres ».
Lorsque Jeantou arriva aux « Trois Pierres » il eut un saisissement.
Du sommet de ces trois roches en équilibres les unes sur les autres, le regard découvrait, par-delà une dégringolade de landes et de près, la vallée de la Rhue ; tout au fond de cette profonde entaille faite par la rivière dans la pierre et les sapins, la tache dorée du village d’Embort vivrait comme un jardin.
Il ne put retenir le cri de joie qui perçait sa poitrine et jetant son chapeau en l’air, il se mit à gambader comme un cabri.
Dans le lointain et la fine lumière de ce matin d’octobre, il distinguait les chaumières et les fumées calmes qui montaient là-bas vers un ciel connu.
Il s’assit sur les pierres et prenant dans ses bras la chienne, il lui dénombra les demeures une à une ; son index tremblait et sa voix enthousiaste criait :
-«Là, l’houstal du Pillarot, là celle de Pétassaïre….Ici celle de Jean de la Jeanne…du Belit…là encore celle de la Catinotte…Et là, sur le coudert, près du gros noyer, la mienne ! »
Le village. |
Vers le soir, dès que les premières fusées rayèrent le crépuscule de la vallée en fête, il n’y tint plus ; il semblait entendre les sifflements des pétards, les rires de ses camarades, la musique des accordéons dans les auberges.
Les lampes s’allumaient dans les chaumières…
Alors, poussé par un désir irrésistible, Jeantou se mit à courir par des chemins cahoteux, déjà pleins d’ombre, qui descendaient tout droit vers ces lumières clignotantes, essaim de points d’or fascinants, qui dansaient dans la nuit…
Sources : Auvergne Littéraire, Au Pays d’Artense, Léon Gerbe 1932.
© Alain-Michel, Regards et Vie d'Auvergne.
Le blog de ceux qui aiment l'Auvergne, et de ceux qui ne la connaissent pas.
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