Le départ pour Paris d'Anaïs Roumeix.


Le départ pour Paris.

Les Monts Dore.
Les Monts Dore.

   Anaîs Roumeix attacha les deux vaches, la chèvre à la crèche, ferma la porte de l'étable et en claquant des sabots pénétra dans la salle.
La lampe charbonnait au-dessus de la table, la Catoune trempait la soupe "d'eau bouillie" dans les écuelles de terre et le père Roumeix, songeur, fumait sa pipe au coin du feu.
   A l'entrée de sa fille, il leva la tête et brusque, rompant le silence, annonça la nouvelle :

   - Anaïs ! Le facteur est passé... une lettre de Paris... La Maria a trouvé une place qui te conviendrait : trois cents francs par mois, logée, nourrie, si
tu décides, tu partiras dans huit jours !

   A dix-sept ans, Anaïs Roumeix ne connaissait du monde que le coin désolé de l'Artense où elle était née.
   Ce rude plateau, perdu aux confins du Cantal, du Puy-de-Dôme et de la Corrèze, est une des régions les plus déshéritées de l'Auvergne. Les vallées passantes de la Dordogne et de la Rhue l'évitent et l'Artense, isolée, rébarbative, nourrit chichement de frustes paysans, de violents bûcherons dont l'humeur batailleuse et les gestes bruts ont de tout temps effarouchés les habitants plus affinés des vallées voisines.
   A l'écart de tout hameau, la maison des Roumeix pointait son chaume, ébouriffé par un vent perpétuel, au milieu d’inquiétantes landes de bruyères, de genêts et de fougeraies rousses. Des prés maigres bossués de taupinières, des champs hérissés de "cheyrous" tapis hostilement derrière des murs de pierres sèches, parsemaient ces terres incultes. Et de loin en loin, des étangs luisaient d'un éclat louche, à travers des joncs, dans les tourbières.
   La chaumière surveillait le déroulement des landes et la fuite du ciel immense jusqu'à l'horizon bleuté, obstrué par le Mont-Dore.
   Ce massif enchantait la solitude du plateau. Blanc, rose, arrondi par les neiges, il étincelait en hiver, violet et de lignes vigoureuses, il animait à la belle saison les lointains par ses jeux de lumière et par les mouvements tumultueux de ses formes changeantes au gré des nuages.
   Anaîs l'interrogeait souvent, car cet ami précieux, toujours présent à ses regards, lui prédisait avec certitude, par ses variations de nuances, le beau temps, la pluie, l'orage. Sa vue engendrait chez elle des rêves de départ, lui donnait des poussées de désirs vagues et le goût nostalgique pour un monde inconnu dont il semblait défendre jalousement l'accès.
   Et puis, certains jours d'automne et de grand vent que les nuées s'effilochaient à ses cimes, il devenait exaltant, prodigue de promesses avec ses pics esquissant, comme des bras monstrueux, des gestes d'appel !
   Grâce à ce mont, à sa magie, à son pouvoir de rêves et d'espoirs, Anaïs supportait une vie humble et sans joie rigoureusement réglée par l'alternance des saisons et le cours du soleil.
   De l'aube au crépuscule, elle gardait le troupeau dans les pacages, fanait et moissonnait en été, participait aux labours en automne, tisonnait le feu et  tricotait comme une vieille en hiver.
   Depuis sa première communion, elle n'était sortie que deux fois pour aller à un enterrement à Lanobre et à une foire à la Tour d'Auvergne.
   Cette quasi-réclusion dans cette froide solitude avait accentué chez elle la surprenante naïveté, proche de la simplesse d'esprit, qui caractérise parfois les gens ignorants, confinés dans leur terroir et qui n'ont jamais rien vu.
   Une à une, ses sœurs avaient pris le chemin de Paris et le père Roumeix, que le seul nom de la capital subjuguait, n'était pas un peu fier de leur réussite :

   - Oh ! Oh ! Bougre ! Elles gagnent bien leur vie, elles sont à Paris, et dans de bonnes places ! répétait-il complaisamment.

   Anaïs, à son tour, rêvait d'une de ces bonnes places où, après avoir lavé, fourbi, fait le souillon dans une cuisine aux cuivres rutilants, soulevé la poussière d'un appartement somptueux, servi Madame et Monsieur, l'on peut faire la demoiselle sur les boulevards, courir les magasins, les dancings, les cinémas et économiser encore la petite dot qui permettra de trouver un mari...
   Une fois l'an, à la Noël, ou à Pâques, ses sœurs envoyaient un colis de fine épicerie aux parents. L’arrivée de ces friandises était une fête pour Anaïs, elle humait avec délices les paquets de café, de bonbons, de chocolats enjolivés de faveurs roses, les bananes, les oranges, les fruits exotiques et cherchait à surprendre dans toutes ces odeurs un peu du parfum grisant de Paris. Les noms des Damoy, des Potin imprimés en lettres dorées sur les cartons coloriés, les magasins dessinés suivant une flatteuse perspective sur les fers-blancs peinturlurés la ravissaient...
   Que de fois, n'avait-elle pas emporté dans son cabas de bergère un de ces catalogues de réclames criardes ou quelques ternes cartes postales ! Tout en touchant les vaches, elle admirait ces modernes talismans : le charme opérait et la transportait à Paris.
   Mais ces jours-là, la lande lui semblait plus triste et le Mont-Dore plus décevant avec sa pose obstinée...
   La décision d'Anaïs était prise et le soir même elle répondait à sa sœur  Maria qu'elle partait dans huit jours pour Paris.
   Durant une semaine, fiévreusement elle cousu, ravauda ses vêtements, transforma avec un goût baroque qu'elle croyait très Parisien, des chapeaux rococo, chargés de cerises et des roses artificielles, à grands coups de ciseaux, elle taillada ses corsages et raccourcit ses robes, elle empila dans l'antique malle au couvercle clouté de fer, renforcé de lanières poilues en peau de chèvre, un linge écru au grain rude.
   Et le soir du départ arriva.
   L'âne, attelé à la voiture à deux roues, attendait, une heure en avance devant la porte.
   Le père Roumeix, en blouse bleue des dimanches, le foulard à carreaux noué autour du cou, et le chapeau à larges bords incliné sur l'oreille, avala son verre de café parfumé d'un filet de rhum et monta dans le véhicule encombré de paquets.
   La joie d'Anaïs tomba brusquement et fit place à une indicible tristesse.
   La maison était pleine de parents et d'amis, chacun accablait Anaïs de commissions : qui pour un fils, une fille, qui pour une sœur, un frère, un cousin émigré à Paris, sa vieille mère recommençait d'une voie larmoyante de sempiternelles recommandations, ses petits frères trépignaient, criaient, s’accrochaient à ses jupes et même le fidèle "labrit" tournait autour d'elle en poussant des geignements plaintifs.
   Dehors, le crépuscule naissant estompait déjà le Mont-Dore.

   -Dépêchez-vous, les femmes ! Cria le père Roumeix.

L'Artense d'Anaïs
   Anaïs s'arracha en sanglotant aux ultimes étreintes et grimpa sur le siège.

Les mains agitèrent des mouchoirs, des coins de tablier essuyèrent de furtives larmes, le père Roumeix piqua de quelques coups d'aiguillon la croupe pelée de l'âne qui se mit à braire et hi ! hi ! La voiture s'ébranla et disparut en cahotant au coude du chemin...
   Dans le train, elle pleura longtemps. Elle sentait toujours sur ses joues le picotement des favoris rudes de son père, elle entendait encore sa voix qui s'altéra soudain lorsqu'il lui dit sur le quai de la gare de Bort  :

   - Au revoir, Anaïs ! Bon voyage ! Et tu sais, petite, si tu t'ennuies là-bas...reviens... Il y aura toujours une petite place pour toi à la maison.

   Le bercement du train l'endormit. Des coups de sifflets stridents, le tintamarre métallique des plaques tournantes, des noms inconnus hurlés hâtivement traversaient sa somnolence. Parfois, elle ouvrait un œil, autour d'elle, ses compagnons de voyage parlaient fort en patois, mangeaient, buvaient, fumaient comme dans une auberge, elle se croyait toujours en Auvergne et se rendormait confiante.

   Lorsqu'elle s'éveilla, une aube sale blanchissait les vitres du wagon. Tout le monde, debout dans les couloirs, manipulait les colis.
   Anaïs comprit que Paris approchait et une émotion faite de craintes et d'espoirs lui étreignait le cœur.
   Elle ne pensait plus à l'Artense. Et le front collé au carreau, elle regardait fuir, dans la grisaille, des poteaux télégraphiques échevelés, des maisons fantomatiques, des jardins transis et les berges brumeuses d'un fleuve qui lui parut immense et qui n'était que la Seine.
   Puis ce fut une succession d'usines fumeuses, de chapelets noirs de locomotives et, tout déployés, des éventails de rails qui luisaient à l'infini du froid éclat de l'acier.
Et brusquement, le train stoppa avec un grincement de ferraille sous les feux électriques d'un hall poussiéreux.
Sur les quais, les employés couraient en hurlant :

  - Austerlitz ! Austerlitz !

   Les portières en claquant dégorgèrent une foule de voyageurs fiévreux.
Anaïs, docile, descendit et se laissant porter par la cohue, elle échoua dans une cour où des files d'autos attendaient.
   Un chauffeur de taxi l'apercevant, figée avec un air de complète hébétude au milieu de ses paquets, l'interpella familièrement :

   - Hé ! Hé ! Mademoiselle ! Où désirez-vous que je vous conduise !
   - Chez la Maria ! 

   Anaïs Roumeix débarquait à Paris. 



Sources : texte : Au Pays d'Artense, Léon Gerbe, illustration Emile Rollier. 1932.
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