Estive en Montagnes de la Haute-Auvergne

cpa estive moutons

Scène de départ des bergers.

   C’est une fête, une cérémonie, c’est quelque chose de solennel et d’attendrissant à la fois, qui parle au cœur comme aux yeux, que le départ pour la montagne des troupeaux et des pasteurs de la Haute-Auvergne.
A la fin de mai, et lorsque la neige qui recouvrait la terre a fait place à de riants tapis de verdure, on voit sortir des mille vallées, que les eaux ont creusées au pied des montagnes, tout le bétail que l’hiver avait tenu renfermé dans les étables ; et c’est à la petite ville la plus voisine que ces divers troupeaux se réunissent pour n’en former qu’un seul.

   Là, se célèbre l’office divin avec toute la pompe des grands jours. Le prêtre, après avoir béni l’assemblée des fidèles, vient en dehors du temple répandre l’eau lustrale sur les innocents animaux, et prier pour leur prospérité.
Après cela les fanfares commencent : c’est le son de la cornemuse que l’on entend de tout côté. Bientôt arrivent les bergères conduisant leurs brebis chéries, dont les plus belles sont ornées d’un ruban qu’un heureux berger saura
bien leur ravir plus tard. Le fier taureau à son tour est tiré de l’étable : des banderoles de diverses couleurs pendent de ses cornes ; il porte fièrement sa tête, et fait retentir la sonnette suspendue à son cou. Ses pieds frappent la terre, et de sa queue il bat ses larges flancs, en poussant un long mugissement.
Ce bruit, ce mouvement, cette multitude d’hommes et de bétail, ces cornemuses, dont l’écho des vallées redouble les sons aigus, ces flots de la population qui ressemblent aux vagues de la mer agitée, ce passage presque subit dans ces contrées de la saison rigoureuse à une température élevée, ces chants des pasteurs, qui ébranlent l’air et vibrent comme un vent d’automne, les adieux des parents à ceux des leurs qui partent pour le temps d’exil, c’est à dire qui doivent aller vivre sur la montagne, privés de tout commerce avec ce qu’ils ont de plus cher, les larmes furtives que la jeune bergère s’efforce en vain de retenir, que lui arrache la tendresse, que la pudeur condamne ; tout concourt à faire de cette scène le tableau le plus pittoresque et le plus animé.

 Ici tout est simple comme les champs, imposant comme la nature.
 Mais il faut partir, le signal est donné. Aussitôt femmes, enfants, vieillards, se rangent sur deux files pour laisser passer le cortège : c’est à qui serrera les mains encore une fois à ceux dont on se sépare. Chacun reconnaît son bétail, et s’empresse de le recommander au pasteur qui, seul maintenant, devra vivre avec eux, et les soigner en santé comme en maladie. C’est surtout la jeune bergère qui, levant un œil timide, où brillent à la fois l’innocence  et l’amour, semble dire au pasteur :


cpa bergère


« Prends soin de ce que j’aime, comme j’entretiendrai dans mon cœur le feu que tu y as allumé »


   Le cortège s’est mis en marche : il arrive jusqu’au pied de la montagne. C’est là qu’il faut enfin se séparer; c’est là aussi que les chants joyeux finissent, que les sanglots commencent, et qu’on entend plus que des demi-mots, des sons mal articulés. Vous diriez qu’il s’agit d’une séparation éternelle. Pour la jeune bergère, en effet, dont le cœur est encore fermé à l’amour, n’est-ce pas un chagrin bien cuisant d’abandonner le mouton qu’elle caressait chaque jour ? Et pour celle qui rêva tout l’hiver l’hyménée et le bonheur, qui ne le voit plus maintenant qu’à travers un voile obscur qui lui dérobe l’avenir, n’est-ce pas un juste sujet de douleur et d’effroi ?
Et les bergers, à leur tour ! Eux qui, durant quatre mois, vont se trouver privés de toute communication avec les hommes ! S’ils portent un cœur sensible, s’ils regrettent de quitter un père, une mère, l’amante pour qui leur cœur cessera de battre, qu’elle doit être vive l’émotion qu’ils éprouvent en cet instant !

   Désormais leur distraction sera dans leurs travaux. Leur unique amusement sera de tirer quelques sons rauques d’une cornemuse grossière. Errants sur des steppes immenses, et moins heureux que les peuples nomades de la Haute-Tartarie, qui ont des chariots pour maisons, et voyagent en famille, n’ayant pour abri, contre l’intempérie du climat et le froid qui vient souvent les assaillir pendant les mois de la plus grande chaleur, qu’un chalet que leurs mains déplacent à mesure qu’ils montent et descendent pour procurer à leurs troupeaux la nourriture la plus savoureuse… de quelle noire mélancolie ne doivent-ils pas être atteints dans des régions où leur langage ne peut être entendu de personne qui leur répondent, où leurs voix ne vont frapper que les échos, où tout est mort autour d’eux, où leur pensée seule est active, et ne sert qu’à redoubler leurs tortures !

   Quand, par hasard, ils viennent à se rencontrer sur la limite de leurs territoires, quelle n’est pas leur joie ! On dirait des voyageurs qui se rencontrent sur les mers, et parlent ensemble de la douce patrie ; et cette patrie cependant n’est qu’un pays couvert de neiges, plus de six mois de l’année ! 

   Mais pour l’Auvergnat rien ne vaut ses sites agrestes, ses montagnes abruptes, son climat rigoureux.

   Hors ces rares et courts instants, seuls, toujours seuls, pour tout compagnon, du bétail ; pour tout ami, un chien fidèle, qui souffre et languit comme eux, mais qui se console en partageant leur frugale nourriture. Une étendue sans fin de verdure sur laquelle ils errent, n’ayant que du chaume à brûler pour faire cuire leurs aliments ou se chauffer ; pas un arbre, pas un buisson ; quelques oiseaux de passage, mais peu variés et en petit nombre, souvent perdus au milieu des brumes épaisses qui s’élèvent du creux des vallées ou se forment autour d’eux : voyant presque toujours l’orage se former sur leurs têtes, et la foudre éclater à leurs pieds ; est-il un sort plus rigoureux ?

   Si le ciel est pur, si le calme règne dans les airs, c’est encore vainement que leurs regards tenteront de distinguer le village, le hameau, la chaumière où reposent les objets de leur amour ou de leur vénération ; ils n’aperçoivent que des masses ; tout est confusion dans cet horizon sans bornes. Leur tête alors retombe tristement sur leur poitrine, leur respiration est altérée, et c’est par leurs larmes seulement qu’ils sentent qu’ils existent.

   Encore s’ils avaient appris à connaître les propriétés salutaires des plantes qu’ils foulent à leurs pieds, dont ils respirent les parfums ! Du moins s’ils savaient lire ! Bien plus si, comme les pasteurs de l’Arabie, ils avaient quelques connaissances des astres ! Mais non : l’ignorance est dans leur tête, la sensibilité dans leur cœur ; ils souffrent sans avoir aucun moyen d’alléger leurs souffrances.
Leur vie s’écoule avec une assommante monotonie entre la garde de leurs troupeaux et la fabrication de ces fromages énormes, du poids de plusieurs quintaux, qu’on exporte ensuite dans les départements du Midi. Ils sont tellement routiniers, qu’il n’a pas été possible de changer leur méthode, toute vicieuse qu’elle est ; et les tentatives, pour introduire les procédés de la Suisse, ont été vaines. Ils disent :


« Nous faisons comme ont fait nos pères, et nos enfants feront comme nous ! »

   C’est à l’instruction répandue dans la classe inférieure qu’est réservé le prodige de dessiller leurs yeux.

   Quand leur tâche de la journée est finie, ils comptent le temps qui s’est écoulé depuis leur départ, et celui qu’ils ont encore à passer sur la montagne ; et, suivant que ce dernier est plus ou moins long, ils sont joyeux…ou tristes.

   Quelquefois cependant, de ces fleurs innombrables qui croissent à leurs pieds, et les ravissent par leurs odeurs autant que par leur éclat, ils composent des bouquets, qu’en secret ils destinent à celles dont le souvenir trouble leur sommeil. Puis, en songeant qu’elles n’iront pas orner le corset où leurs mains brûlent de les déposer, ils les effeuillent avec tristesse.

   Plus tard nous parlerons du retour de ces montagnards dans leurs foyers ; nous transcrirons, avec la traduction en regard, quelques-unes de leurs chansons. Leur poésie n’est pas sans grâce, quoique d’une extrême simplicité ; ou plutôt à cause de cela, le sentiment y domine, les images y abondent, comme chez tous les peuples peu avancés en civilisation.
Il n’y a pas « d’é » ouvert dans leur langue ; toutes les désinences de ce genre finissent en « a » ; aussi disent-ils :


liberta, houmanita, bonta, » pour Liberté, Humanité, Bonté. "


Le baron Talairat (de Brioude)


Sources : La France Littéraire.
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