Les Gafain, de Chalinargues, Cantal.

Les Gafain.

  
    Les Gafain habitait le village de Chalinargues.
  Un toit de chaume très incliné et dont les brebis mangeaient les bords, couvrait leur maison de pierres basaltiques.
Le Gafain, paysan au visage terreux, cuit par le soleil, au corps engoncé dans des habits de velours trop larges pour lui, ne reculait pas devant le travail. Il rétrécissait le cours d’un ruisseau pour gagner quelques mètres carrés, apportait la terre d’un champ dans une côte exposée au midi, pour élever des paliers. Il représentait le type avare du paysan.
La Gafaine, elle, travaillait avec ardeur : soignant les poules, les lapins, deux cochons, un pour le saloir, un pour la foire, et cuisinait une soupe épaisse.
Un matin, la paysanne se sentit malade. On a beau être solide, le corps se détraque à porter des fardeaux. La femme se fit moins vaillante, mais travailla plus qu’elle n’aurait dû. Elle se levait à huit heures et besognait.
    L’été avançait ; la terre réclamait des bras pour faucher le regain, le retourner, l’engranger. De nouveau la Gafaine se leva au chant du coq, son mari ne voulait pas prendre d’aide.
-« Ça mange tout le bénéfice, ça vous ronge les sangs…Il faut toujours les pousser au derrière. »
Tout alla bien pendant quelques jours, mais la Gafaine prit froid en coupant les blés. Elle ressentait de violentes courbatures et se recoucha.
Les voisines venaient la voir :
-« C’est de l’usure, disait-on, la poêle se perce à force de servir. »
    L’époque du labourage arriva. Maintenant la Gafaine se reposait presque toute la journée dans un vieux fauteuil, ne le quittant que pour préparer avec des gestes lents et maladroits, les repas de midi et du soir.
Avec ses bœufs, Clermont et Tonnerre, le Gafain labourait. Un matin, après s’être habillé et avoir mangé un reste de soupe, il dit à sa femme encore couchée :
-« Tu feras un morceau de lard, je reviendrai à midi. »
Il partit, guidant ses bœufs vers les champs. Clermont et Tonnerre tiraient hardiment, ça et là les corbeaux volaient en croassant. Quand le soleil ne dessina plus que des ombres minuscules, le paysan revint à son logis.
Pour la première fois, rien n’était prêt. Le pain traînait sur la table, le lard séchait dans le tiroir, dans l’âtre pas la moindre braise. Il regarda sa femme : elle dormait la drôlesse. Alors il se fâcha.
    Quoi, il travaillait depuis six heures sans rien dans le ventre, il trimait derrière la charrue, un pied dans le sillon, l’autre sur la chaume, tandis qu’elle restait à flâner entre les draps, ! A lui seul il conduisait la maison et on ne voulait pas l’aider, pas même préparer la soupe ! On allait bientôt le laisser crever de faim. Ah ! non, ça n’irait pas plus loin…
La Gafaine dans son lit, la face vers la muraille ne répondait pas. Elle ne se plaignait point.
Après avoir grommelé, l’homme s’emporta. On le prenait pour un Jean-Foutre, on lui tournait le dos quand il parlait ! Le chien bientôt se moquerait du maître !
Brutalement, il s’adressa à sa femme :
-« Qu’as tu fais ce matin ? Rien ! …Encore moins qu’hier… tu n’as pas mis de l’eau sur le feu, avec du lard et des choux…Pas de soupe chaude en rentrant…Je m’use à ce travail, tu entends !…Est-ce que je suis malade, moi ? Je vais me coucher, la besogne avancera seule…Tous les médecins sont des diseurs de bonne aventure…Mon pied ou je pense ferait mieux l’affaire !… Réponds quand on te parle !… Tourne toi !… Montre ta tête ! …
Il l’insultait maintenant. Mais obstinément la Gafaine restée la face comme collée au mur.
-« Alors quoi ? Tu ne veux pas répondre ? Tu fais la tête ? … Eh bien à ton aise ! … ».
    Le balancier rythmait l’heure, un chat sauta sur la maie et dehors un coq chanta.
Le Gafain se mit à table, tira une assiette, se coupa du pain, une lichette de jambon, de la fourme, emplit au tonneau de piquette le pichet et mangea.
Entre deux bouchées, il se retournait vers le lit, où, sous les grands rideaux de cretonne à fleurs, sa femme reposait.
-« Tu ne veux pas manger ? … Eh bien, soit ! … ».
Quand il eut terminé, il se leva, alla jusqu’à la porte, et du seuil, cria :
-« Dort bien ».
Dehors il eut froid. Poussant les bœufs, il se hâta vers le champ et, de nouveau, le soc et le coutre fendirent la glèbe. Il travailla nerveusement, les bœufs firent de fréquents écarts et ses mains tremblaient quand il traça le dernier sillon.
-« Non, réfléchissait-il, la Gafaine doit être très malade, il faudrait aviser. Si elle allait mourir.. ? Il redescendit vers son logis la tête lourde, les jambes molles.
Devant la porte de sa maison, un ami l’attendait. Dès qu’il fut à distance de voix, il demanda :
-« Et votre femme, Gafain, comment va-t-elle ?
-« Bien mal, bien mal. »
Ils entrèrent le cœur serré.
-« Ça sent drôle » dit l’ami. Il toucha la main de la Gafaine : elle était froide. Alors il pencha sa tête vers la poitrine de la vieille, puis il se releva pâle :
-« Elle est morte, dit-il en promenant lentement sa main sur le front du cadavre. »


La vie s’était enfuie depuis l’aube…
 
Raide, le Gafain regardait la scène sans comprendre.

 


Sources : Auvergne Littéraire, Jean Bouchary, Gallica
                  © Alain-Michel, Regards et Vie d'Auvergne.
 

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